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La situation est très préoccupante...
27 mars 2012

Le Mardi c'est bien aussi

Etre dans le monde et parler de lui.

A un séminaire auquel j’assistais il n’y a pas très longtemps, un séminaire de doctorants, l’un d’entre nous (j’allais dire « l’un d’entre eux ») a évoqué la difficulté d’être dans le monde, d’être un individu qui a des pratiques, des comportements, des représentations, bref quelqu’un qui va au musée, fait un footing le dimanche, préfère les brocolis aux courgettes et la gauche à la droite, ou ce qu’on voudra, d’être dans le monde donc, et en même temps quelqu’un qui doit, pour son travail sur le monde social justement, avoir un certain recul.

 

Il y a quelques temps, je me disais justement : puisque je commence à appréhender les « mécanismes » qui font qu’on pratique ou non une activité, qu’on en a une certaine connaissance, qu’on en maîtrise les codes, je devrais pouvoir me débarrasser de tous les éventuels déterminismes que je subis et aborder tout objet avec une espèce de bienveillance curieuse qui me rendrait capable de tout apprécier. Je pensais plus particulièrement au Jazz et à l’art contemporain : pour les deux, sauf quelques morceaux par ci par là, souvent les plus connus, et quelques œuvres récoltées au hasard, je n’aime pas ça. Disons que quand je suis face à un morceau de jazz ou une sculpture chelou, je me ferme comme une bernique. Prenons plus particulièrement le jazz.

Quand – à la radio, parce que je ne cherche pas particulièrement à écouter ce style de musique autrement,  je ne m’y essaie pas – j’entends un morceau de jazz, en général, mon réflexe premier est d’éteindre. Je dis «Oh non, du jazz, j’aime pas ça », et  j’éteins.. Qu’est-ce que se passe dans ma tête à ce moment-là ? Je suis vexée, parce que cette musique m’est incompréhensible : je n’y trouve pas de rythme entraînant, je m’y perds, je ne vois pas du tout où on veut en venir. Pour le classique, c’est différent : je ne m’y connais pas vraiment non plus mais j’y trouve des repères : c’est pour ça qu’en ce moment j’essaie de m’intéresser à ce genre de musique. 

En réfléchissant donc à cette histoire de « je suis sociologue et je ne devrais donc rejeter aucun objet a priori », j’étais contrariée par mon refus du jazz. J’ai pensé à pourquoi cette musique pouvait me paraître aussi obscure. Mes parents avaient quelques disques, je me souviens en avoir entendu quelques-uns. Au collège, j’ai étudié le dodécaphonisme et j’en garde un vague souvenir d’ennui. Un de mes copains aimait beaucoup ça, avait fréquenté quelques « jazzmen » par le biais de sa mère, que je détestais. Mon frère adorait le jazz et moi, j’aimais pas trop ce que mon frère adorait.  Bref, mes raisons pour ne pas aimer le jazz sont très personnelles (voire carrément psychologiques), et assez peu sociologiques. Le goût (ou le dégoût) d’une chose, je ne peux donc pas la maîtriser entièrement par ma connaissance du monde social ? Je n’acquiers pas avec l’accumulation des connaissances sociologiques un espèce de regard supérieur qui me pousserait à aller sans crainte vers les objets qui me rebutent. En même temps, je suis pas finie comme sociologue ; mais est-ce qu’on est obligé d’avoir un recul constant sur nos pratiques, de les analyser et d’essayer de se débarrasser de nos vécus pour adopter une position 100% neutre (est-ce seulement à moitié possible ?!) ? Mon directeur m’a un jour terrifiée avec cette anecdote : il entend de la musique contemporaine japonaise, trouve ça affreux, et se dit « tiens, je vais essayer de comprendre pourquoi des gens trouvent que c’est de la musique et aiment ça ». Il en écoute, se documente sur la musique japonaise dans son ensemble, apprend à en distinguer les nuances, et au final dit-il, il comprend pourquoi on peut dire que c’est de la musique. Mais je n’ai aucun souvenir concernant son goût à lui…

 

Pour finir là-dessus, et surtout sur la question de désactiver le sociologue en soi, j’étais la semaine dernière au bal de l’X. Quand j’y ai été invitée, j’ai dit que ça ravissait en moi la sociologue ET la midinette. La sociologue pensait que ça serait passionnant d’observer un terrain auquel elle n’avait pas eu plus que ça accès auparavant, de tâter du rituel, de la distinction et de l’esprit de corps. La midinette (ou la petite fille en moi pour être moins négative) se réjouissait de mettre une belle robe et de déambuler avec grâce au milieu des balcons fleuris (bien sûr la sociologue a mis du temps à se pencher sur l’existence saugrenue de la midinette). J’avais un peu peur d’aller à ce bal, peur de m’y sentir totalement déplacée et me dire que j’avais heureusement pour m’accompagner mon recul de sociologue me rassurait pas mal. Je me disais qu’au pire, si j’avais l’air d’une poule devant un cure-dents, je pourrais au moins me sauver du mépris des autres en les scrutant de mon œil sociologique (notons que je tablais à fond sur mon illégitimité, plus ou moins fantasmée).

Le soir venu – précisons que j’ai pris une après-midi ou presque pour me préparer (la sociologue se marrait déjà en voyant venir le truc) – je n’ai pas sociologisé du tout. J’ai déambulé (avec grâce au milieu de, etc.), dansé, bu du champagne, discuté avec les amis avec qui j’y étais, admiré mon cavalier, bitché sur les robes, regardé le quadrille mais pas, ou presque pas, étudié les postures, les conversations, la mise en scène de la soirée. En sortant, j’ai réalisé que je n’avais quasiment pas pendant la soirée pris de recul.

La sociologue s’était donc effacée devant la midinette…

Est-ce une faiblesse ? Faut-il toujours être en alerte comme le chien de prairie (et siffler à l’approche d’un phénomène social remarquable) ? Ou est-ce qu’on peut (et doit) se déconnecter parfois, rester ce qu’on est (même lorsqu’on sociologise, au fond) un sujet du monde ?

 

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